Les
questions que pose Townes Van Zandt portent en elles-mêmes leur réponse, et
soulignent le contraste entre la conception traditionnelle des liens conjugaux
et du mariage et la réalité des sentiments lorsqu’ils sont libres et sincères.
Dans de nombreux pays, encore, la virginité de la femme (mais non de l’homme) est
une condition absolue, et une femme supposée avoir eu des relations sexuelles
avant le mariage est sujette à condamnation morale (voire plus) et perd toute
« valeur » sociale. Quelle que soit la façon dont elle manifeste sa
liberté (par sa tenue vestimentaire, ses paroles, ou son comportement), elle est
considérée comme amorale et dépossédée de son propre corps. Autrement dit, soit
elle appartient à un homme et un seul, soit elle appartient à tous les hommes,
mais jamais à elle-même.
Mais
que vaut l’amour si l’on n'est pas libre d’aimer ou de ne pas aimer ?
L’obligation
d’aimer est inconcevable : L’amour ne se laisse pas enfermer dans le
carcan des lois, des coutumes, des traditions et des convenances ; il est
libre et rebelle par essence ! Dès lors, les conditions imposées par la
loi ou les traditions ont pour effet de dissocier amour et mariage. Cela n’est
pas nouveau, et les mariages « arrangés » qui sont encore de
règle dans de nombreux pays étaient courants naguère chez nous. Le mariage
était dès lors une institution dont la fonction première était la gestion
patrimoniale sous ses différentes formes, et l’amour n’en était pas la
condition. S’il pouvait parfois éclore dans le cadre conjugal, il en était
souvent absent, mais pouvait surgir ailleurs. Naissant ainsi hors du mariage,
il fait encore dans certaines sociétés encourir la mort aux coupables
d’adultère.
Dans
les sociétés qui se pensent « évoluées » et modernes, l’amour est
reconnu comme la condition du mariage. Peut-être faut-il voir là l’une des
raisons pour lesquelles tant de ces mariages ne survivent pas à l’épreuve du
temps ? Il est, quoi qu’il en soit, plus facilement admis qu’un amant (ou
qu’un mari) ne soit pas le premier, et si l’orgueil du mâle peut s’en trouver
blessé, le mâle en question, par son inconstance et son infidélité
proverbiales, en est souvent le premier responsable.
Néanmoins,
la jalousie trouve là un terrain d’élection, car l’exclusivité est une exigence
courante : ne pas être le premier peut faire craindre de n’être pas le
dernier. L’amour absolu est supposé être unique et inconditionnel, donc acquis
pour une durée indéterminée, sans qu’il soit nécessaire de faire des efforts ou
des concessions pour le conserver.
Pourtant,
la vie peut en décider autrement : l’amour peut mûrir en vieillissant
comme un bon vin ou s’étioler avec le temps qui passe. Comme tout ce qui
caractérise la vie, il peut croître, décliner, et mourir. C’est parfois l’être
aimé qui est emporté par la mort. Ce sont souvent des chemins qui s’éloignent
peu à peu :
Lorsque
« vivant des heures grises près d’un être trop différent » l’un des anciens amants laisse un jour son cœur
à découvert, l’amour peut s’y engouffrer à nouveau. Faut-il alors que le
bonheur de l’un soit le malheur de l’autre ? L’amour est-il à usage
unique, comme les préservatifs, ou s’use-t-il, comme la liberté, si l’on ne
s’en sert pas ? Est-on à jamais prisonnier d’une relation dont l’échec est
avéré ? La loi ou la religion doivent-elles en décider ? A la source
de tout échec se trouvent certes des causes et des responsabilités (souvent
partagées), et il est rare qu’un échec n’entraîne ni souffrances ni
déchirements. Cependant, les blessures les plus vives sont souvent des
blessures d’amour-propre (qui n’est pas de l’amour), et les douleurs les plus
violentes sont celles de la remise en question de celle ou celui qui s’estime
injustement délaissé(e). Viennent ensuite le vide affreux créé par l’absence,
l’angoisse de la solitude, les regrets, les remords, et la morsure des
souvenirs.
Quelle
est l’alternative : le faux-semblant, les vies parallèles qui ne se
rencontrent plus, la congélation du cœur ?
Mais
l’amour est une fonction vitale. De quel secours peuvent être l’un pour l’autre
deux êtres qui, s’étant éloignés, ne peuvent en prendre acte et en tirer les
conclusions ? Peut-on être coupable, ou simplement responsable, d’aimer ou
de ne plus aimer ? Notre responsabilité est d’être lucide, honnête, et
franc : si « les cris de haine sont », comme le chante
Aznavour, « les derniers mots d’amour », c’est bien souvent parce que
l’un ou l’autre, au sein du couple, joue, consciemment ou non, un rôle ambigu,
cherchant à mettre l’autre en défaut pour pouvoir lui en faire le reproche,
donnant à ses travers ou ses défauts toutes les occasions de se manifester, et
leur attribuant ensuite une importance démesurée pour alimenter la rancœur,
voire les conflits. Rien de cela n’est nécessaire ni utile. Quelques mots, en
direct du cœur, les yeux dans les yeux, peuvent permettre d’arriver ensemble à
un constat simple : soit l’un et l’autre partagent la volonté de sauver
leur relation, et tout est possible ; soit l’un ou l’autre ne le souhaite
pas, et l’issue est inévitable, que les raisons évoquées en soient sincères ou
non. Combien d’hommes ont-ils ainsi délaissé une compagne vieillissante pour
nier leur propre déchéance par une nouvelle conquête. Cette forme de polygamie
sérielle est presque banale, et repose sur un déni. La nouvelle passion
est-elle alors un véritable amour, ou un mélange de narcissisme et de
pulsions ?
Mais
lorsqu’un amour – ou un amant – est mort, cela interdit il à l’amour de
renaître ? Le nouvel amour est–il nécessairement entaché des
imperfections ou blessures du premier ? L’amour est-il une quantité finie,
de sorte que le second ne puisse recevoir que ce qui n’a pas été donné au
premier ?
La
réponse de Townes Van Zandt est claire : la force de l’amour est dans
l’avenir qu’il se donne par les pensées, les mots et les gestes de chaque jour.
Chanson des Seconds Amants
Tu t’éveilles près de moi
Tes larmes scintillent, et
Tu me murmures tout bas
Que je ne suis pas le premier
Qui hume tes cheveux d’or
Qui caresse tes seins blancs
Je le sais bien ; et alors ?
Ça m’est indifférent
Es-tu persuadée
Que je t’aimerais plus
En vierge immaculée
De ceux que tu connus ?
Tes mots seraient-ils plus tendres
Et ton sourire plus doux
Dans le vent de novembre
Se tu reprenais tout
Tes yeux brilleraient-ils plus
Ton rire serait-il plus charmant
Si tu n’avais connu
Aucun autre que moi avant ?
De larmes ne veux point
Tu peux m’aimer sans honte
Car le passé est loin
Seul notre avenir compte
Chérie, ne vois-tu pas :
Je t’aime sans jalousie
Pour ce que tu es pour moi
Et seras demain, ma mie.
(Traduction – Adaptation : Polyphrène)