samedi 22 mai 2010

Seems So Long Ago, Nancy








Léonard Cohen tel qu'en lui-même, avec cette chanson étrange et mystérieuse, où chacun peut entendre ou comprendre selon son propre vécu. L'auteur donne quelques repères, mais laisse l'auditeur libre de cheminer ensuite à son gré.
Parmi les indices, figure le "Late Late Show", émission de la télévision irlandaise, présentée en fin de soirée, et battant tous les records de longévité dans ce domaine. Elle a débuté en 1962, donc après que "Nancy" soit tombée amoureuse de ceux que Léonard Cohen appelle "nous" dans la chanson, et que l'on ne peut identifier.
Le pluriel reste indéfini : deux, trois, ou plus ? Peut-être seulement deux, le second étant celui auquel il s'adresse dans le dernier couplet ?

Le désespoir de Nancy est par contre bien palpable, et elle ne gardait probablement pas un "calibre 45" à côté de sa tête pour se défendre.
On peut dès lors imaginer une fille dépressive, égarée, méprisant son corps au point de le laisser prendre à tout le monde, et qui, ce soir-là, ruminait des pensées suicidaires... jusqu'à la visite inopinée de Léonard Cohen et cet (ou ces) autre(s) - peut être simplement d'autres facettes de sa propre personnalité.
 
Cette visite l'aurait sauvée, bien que les visiteurs ne l'aient pas accompagnée dans "la Maison du Mystère": son lit ? ou les profondeurs les plus noires de son âme ?
 
Reste la question de son père, en procès, ou à l'épreuve, dans "la Maison d'Honnêteté". Je n'ai pas pu traduire fidèlement ce terme, mais j'y devine une nuance d'ironie, que j'ai tenté de restituer. La situation du père est-elle en rapport avec l'état de la fille ? On peut tout imaginer, mais il est probable que ce lien de causalité existe.
 
Léonard Cohen suggère qu'elle a attendu en vain les quelques mots d'empathie et de soutien qui lui auraient permis de survivre...
 
Les commentaires très construits et argumentés de PaulM, ci-après, apportent un éclairage remarquable sur Nancy et son histoire.
 

Il y a si longtemps, Nancy

Qu’elle est loin cette soirée,
Nancy était bien seule
Elle regardait la télé
Comme dans une pierre d’opale.
Dans la maison judiciaire
Était jugé son père
Dans la Maison du Mystère,
Les lieux étaient déserts
Les lieux étaient déserts.

Qu’elle est loin cette soirée,
Nous n’étions pas bien forts.
Nancy, en bas diaprés,
A chacun offrait son corps
Sans dire qu’elle n’attendait que nous
Bien que seule, c’est certain
Qu’elle était amoureuse de nous
Depuis soixante-et-un
Depuis soixante-et-un.

Qu’elle est loin cette soirée,
Nancy était bien seule,
Un gros calibre sur l’oreiller,
Son téléphone au sol
Nous lui disions qu’elle était belle,
Aussi qu’elle était libre,
Mais que nous n’irions pas à elle
Dans la Maison du Mystère
Dans la Maison du Mystère

Où que tu tournes les yeux
Tu la revois encore
Certains peignent ses cheveux
D’autres prennent son corps
Au plus profond de la nuit
Quand le froid t’engourdit
Tu l’entends se dire, ingénue,
Heureuse de ta venue
Heureuse de ta venue.

(Traduction - Adaptation : Polyphrène)

3 commentaires:

  1. Bonjour,
    Cette chanson fait depuis les débuts (la sortie du disque en France) partie de mes préférées. Léonard joue sur le mystère d’une histoire (et d’une fille) qu’il nous livre par éclats successifs, tous allusifs, elliptiques. Mais un quelque chose peut se reconstruire de cette vie brisée, de cette jeune fille impénétrable qui fut la (une…) muse du poète et d’un groupe d’amis. Une jeune fille dont chacun a senti qu’elle vivait un drame intérieur intense, sans qu’il fût parvenu jamais à l’interprêter. Elle est elle-même la maison du mystère ! Pourquoi le détail sur un père en procès s’il n’est pas le responsable d’un forfait terrible, lié à sa fille ! Dès lors on ne peut qu’imaginer que Léonard évoque un inceste…et ses suites. Se livre alors une adolescente victime des outrages d’un père et tombée enceinte, avec vraisemblablement des parents qui lui enlèvent l’enfant pour l’abandonner dans quelque hospice. Reste une fille brisée, qui cherche l’oubli et la consolation dans une vie libre, dans de multiples liaisons - mais sans jamais parvenir à oublier. Tous autour, ses amants, ont tout fait pour l’arracher au désespoir qu’ils percevaient, sans le percer et sans y parvenir. Nancy se suicide. Le poète porte en lui une part de responsabilité : ce suicide est aussi son (leur) échec. Ils sont passés dans la vie de Nancy sans la comprendre. Toutefois, surgit à la fin une consolation : Nancy reste présente en lui ; au plus sombre de la nuit, il la voit, il l’entend qui lui parle : elle sait qu’elle vit en lui, qu’elle n’est pas oubliée, elle y puise une joie d’outre-tombe. Le souvenir est encore une consolation.

    RépondreSupprimer
  2. Encore quelques éléments si vous permettez, Polyphrène. Selon moi, si le Late late show fut sans doute une émission de télévision, il symboliserait ici le spectacle de sa vie, que Nancy observe aux tout derniers moments de son existence, avant de passer à l’acte, à travers une sorte de kaléidoscope qui lui renvoie des éclats variés et changeants de ce que fut son passé, cette pierre semi-précieuse, le filtre de son regard et de ses propres souvenirs.
    A la fin de la chanson, le « you » auquel s’adresse le poète n’est (à mon avis) autre que lui-même, sorte de dialogue intérieur qui permet de livrer son état d’âme.
    Enfin, inceste ou pas ? On peut se référer à l’histoire que livre un neveu de Nancy, sans être obligé de le croire : il ne sait d’elle que ce que son père (le frère de la malheureuse) et d’autres proches ont bien voulu lui dire. Notons d’ailleurs que, à ce qu’il raconte, le père de Nancy s’est à son tour suicidé peu après sa fille. Toutes les interprétations sont possibles mais le désespoir seul colle-t-il avec la thèse de la décision autoritaire et terrible de parents qui auraient voulu effacer le déshonneur d’une fille-mère ? Peut-être… Reste une malheureuse jeune femme-Maison du Mystère, impénétrable et fragile, que nul n’a su comprendre et aider.
    Merci Polyphrène.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Merci, Paul, pour ce commentaire détaillé très contributif, qui rejoint tout à fait ma lecture mais qui est manifestement beaucoup mieux documenté et argumenté. Léonard avait confirmé, dans plusieurs interviews, que "Nancy" était une personne réelle, dont le suicide était lié au comportement de son entourage familial confronté à sa situation, sans préciser s'il l'avait ou non connue personnellement. Néanmoins, comme vous le soulignez, le message de Leonard est très clair dans sa condamnation de l'hypocrisie et du cynisme qui s'exprimaient alors dans les "convenances sociales".
      L'éclairage que vous apportez est donc très intéressant et utile sur cette chanson "majeure" de Leonard. Vous soulignez aussi le changement de locuteur qui caractérise la fin de cette chanson, procédé qu'utilisait très souvent Leonard et qui, notamment dans ce cas, permet de donner au message (on aurait dit autrefois "la morale") du récit une portée universelle.
      Bien cordialement
      Michel, a.k.a. Polyphrène

      Supprimer

Vous avez la parole :